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Vincent Gautrais, « Recension du livre de Stéphane Leman-Langlois, « Technocrime », (2009) Criminologie.

La pluridisciplinarité, tout le monde en parle, mais rares sont ceux qui en font véritablement. C’est une approche difficile dans la mesure où elle oblige souvent les universitaires qui la pratique à se mettre en danger en allant au-delà de la zone de confort qui est parfois possible de se construire dans son propre domaine, son propre réseau. Pourtant, face au neuf et à l’inconnu qui qualifie le monde révolutionnaire des technologies de l’information, il est difficile de s’isoler dans son pré carré de savoir. Il importe donc d’aller dans l’ailleurs, qu’il soit temporel, substantiel ou spatial, afin de se nourrir des réflexions des autres qui, souvent, parviennent à consolider les intuitions que l’on peut avoir dans son propre domaine.
Et c’est ce que tente, et vient de réussir parfaitement, ce collectif fort instructif édité par le professeur Leman-Langlois en réunissant des experts en criminologie, sociologie, technologie, sécurité oeuvrant à la confluence du crime et des technologies. Certes, on pourrait lui reprocher de n’y avoir moindrement convié de juristes mais sans doutes que cette sensibilité n’est le résultat de la seule spécialité – pour ne pas dire susceptibilité – de son lecteur. D’ailleurs, c’est avec ce regard particulier, coloré par mon propre champ de connaissance, que les quelques lignes qui suivent entendent présenter quelques mots sur ce collectif fort instructif en la matière; un regard tronqué donc qui m’a permis d’identifier dans cet ouvrage un certain nombre de « pépites » pour mes propres travaux, et ce, même si celles-ci ne seront pas les mêmes selon la provenance de celui qui le lit.
Pour cette raison, je ne voudrais pas présenter chacun des 13 contributeurs mais davantage faire état de quelques réflexions consécutives à la lecture de ce livre. Stéphane Leman-Langlois d’ailleurs, dès les premières pages du recueil, opère cet office de résumé de manière systématique. Davantage, j’aimerai faire état des trois interrogations universelles suivantes : quoi, qui, comment. Tout simplement.
La première – le quoi – tient d’abord de la difficulté de mesurer l’ampleur du changement qui apparaît dans ces phénomènes du « cyber », entre évolution et révolution. Les avis oscillent, certains croyant qu’ils est plus important que d’autres, obligeant parfois à reconsidérer les concepts (comme la vie privée); d’autres considèrent plutôt que les manières d’agir sont souvent les mêmes.
Dans cette même lignée, une chose en revanche qui m’apparaît pouvoir être identifiée à plusieurs occasions – et qui en bout de ligne milite peut-être pour un certain état de révolution – est que cette nouveauté donne encore lieu à beaucoup d’approximations. La déviance en ligne est encore chose nouvelle et va assurément demander des années – décennies? – pour une réelle maîtrise. Cet état de fait lié à la nouveauté, aux pesanteurs institutionnelles d’organisations en silo, nuit aux potentialités de contrôle des activités interlopes; aux activités interlopes elles-mêmes également, heureusement.
Mieux, cette « non-maîtrise » des comportements déviants est à certains égards salutaire dans la mesure où, toute surveillance ne peut être trop efficace et doit donner lieu à des contrepoids. Contrepoids qui certes eux aussi – tels que la notion de « sousveillance » ou d’anonymisation – ne sont pas sans limites.
Une chose est sûre, relativement à cette première question, ce livre contribue à mieux cerner l’état des lieux en la matière et sans nier les nouveaux risques qui ne manquent pas d’apparaître, il aide aussi, par le biais de cette tentative de description des « technocrimes », à aussi limiter les fantasmes de dangerosité que certains, comme le souligne Gary T. Marx, ont intérêt à véhiculer.
L’autre question qui transparaît à plusieurs reprises est celle du « qui » contrôle? La  ou les polices en particulier, l’État en général, se trouvent au regard des exemples proposés dans ce livre dans des situations soit de concurrence soit de délégation d’autorité soit de collaboration avec autrui, à savoir, de situations qui ne sont pas toujours naturelles pour des corps parfois incités à travailler en vase clos. Il est donc une multiplicité d’acteurs qui peuvent avoir un rôle à jouer dans le contrôle des activités déviantes, qu’ils soient publics ou privés ou qu’ils proviennent de la société civile. Et cet éparpillement, du fait de son ampleur et de sa nouveauté, du fait d’habitudes culturelles très marquées, n’est pas une mince affaire à organiser.
Enfin, la troisième question fondamentale à laquelle ces différents chapitres nous ont amené à considérer est celle du « comment » va pouvoir s’organiser ce contrôle dans le cyberespace. Et au-delà des mesures tant techniques, juridiques et organisationnelles qui peuvent être utilisées, il est en amont un terme plusieurs fois repris par les auteurs qui m’apparaît primordial : la notion d’« accountability ». Ce terme qui doit être vu un peu différemment de la seule traduction de « responsabilité » représente a lui seul de la mesure, de la circonspection voulant que dans une « société libre et démocratique », un pouvoir soit toujours associé à une limitation.  Plus précisément,  il peut aussi être associé à de la transparence dans la manière dont on gère notamment les données des autres. Ainsi, moins ciblé sur le comportement ou sur les données à surveiller, le concept semble favoriser une approche plus globale obligeant les acteurs – comme les organismes publics qui surveillent ou les acteurs privés qui utilisent des données personnelles – à rendre des comptes sur leurs activités.
Ce livre bien entendu n’a ni vocation à tout traiter ni prétention à proposer des solutions concrètes sur cette notion de « technocrime ». Il lance des pistes, parfois, mais propose surtout un état des lieux plus juste avec le regard critique, suspect, qui manque trop souvent lorsqu’il s’agit de traiter un domaine neuf comme celui-ci qui se prête facilement à la diffusion de fantasmes.

Ce contenu a été mis à jour le 11 décembre 2019 à 9 h 32 min.